L’Efsa, l’Autorité européenne de sécurité des aliments, estime que l’herbicide le plus vendu au monde ne pose pas de risque majeur pour la santé humaine. Mais pour Laurence Huc, toxicologue et spécia…
« Si les évaluations européennes reposaient sur la science, le glyphosate serait interdit depuis des décennies »
L’Efsa, l’Autorité européenne de sécurité des aliments, estime que l’herbicide le plus vendu au monde ne pose pas de risque majeur pour la santé humaine. Mais pour Laurence Huc, toxicologue et spécialiste des pesticides, cette évaluation « ne correspond à aucun canon scientifique ».
Science ou lobbying industriel ? Le maintien du glyphosate sur le marché européen est en cours d’examen à Bruxelles. Cet été, l’Efsa, l’Autorité européenne de sécurité des aliments, a rendu son avis : selon l’agence, l’herbicide ne présente pas de « domaine critique de préoccupation » empêchant le renouvellement de son autorisation. Suite de la procédure vendredi 22 septembre, avec la proposition de texte de la Commission européenne qui, d’après nos informations, pourrait ouvrir la voie à un renouvellement de l’autorisation pour dix ans. La nouvelle réglementation sera soumise au vote des Vingt-Sept lors du Conseil européen des 12 et 13 octobre prochains.
La dernière fois que les États membres avaient statué sur le sujet, il y a six ans, le maintien du glyphosate sur le marché était pourtant passé à un cheveu : la majorité qui s’était dégagée au Conseil européen ne reposait que sur 65,2 % de la population de l’Union, pour une majorité qualifiée fixée à 65 %. La France avait voté contre.
Depuis, Paris a fait volte-face. Marc Fesneau, le ministre de l’agriculture, l’a dit à Ouest France le 12 septembre : « Tout converge vers une nouvelle homologation. » Son argument ? « On fait confiance à la science, aux études qui disent que le glyphosate ne pose pas de problème cancérogène. » C’est également ce qu’avait dit la première ministre Élisabeth Borne au Salon de l’agriculture en février : « En matière de produits phytosanitaires […], notre approche est fondée sur la science et les avis des scientifiques. »
Mais que dit la science précisément ? L’état de la connaissance actuel diverge en réalité de l’évaluation faite par l’Efsa, et un certain nombre de pathologies ont déjà été identifiées. Entretien avec Laurence Huc, toxicologue et spécialiste des pesticides à l’Inrae, l’Institut national pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.
Mediapart : Que sait-on des effets du glyphosate sur la santé humaine ?
Laurence Huc : Le glyphosate est le pesticide le plus utilisé au monde. Il existe donc une grande littérature scientifique à son sujet, à la différence de nombreuses substances actives sur lesquelles on ne sait rien. Mais cette molécule est aussi au cœur d’enjeux financiers importants. Quand, en 2014, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a annoncé qu’il allait produire une monographie sur le glyphosate – qui a abouti à sa classification en 2015 comme cancérogène probable –, les industriels se sont mis à produire des publications minimisant les effets toxiques, selon la même stratégie que le lobby du tabac : la production de doute par la science. Soit les auteurs de ces publications étaient en conflit d’intérêts, soit les publications étaient « ghostwritées » – autrement dit : des scientifiques ont prêté leur nom pour signer des études écrites par les industriels eux-mêmes. Tout cela a créé un « bruit d’information », comme quoi on ne saurait pas vraiment, il y aurait des résultats dans un sens et dans l’autre…
Le chercheur Charles Benbrook a analysé toute la littérature sur les liens entre glyphosate et génotoxicité - c’est-à-dire des altérations de l’ADN pouvant induire des cancers. Selon cette analyse, quand les auteurs des publications ne sont pas en conflit d’intérêts, 75 % des études concluent à un effet génotoxique du glyphosate sous la forme commercialisée du Roundup [l’herbicide de Bayer Monsanto – ndlr] .
L’expertise de l’Inserm sur les pathologies liées aux pesticides, en 2021, le dit aussi : l’exposition au glyphosate augmente les risques, pour les agriculteurs et agricultrices, de développer le lymphome non hodgkinien [un cancer du sang – ndlr]. Nous sommes à un niveau de présomption moyen. De plus, on a observé des cancers chez les rongeurs. C’est suffisant pour faire appliquer le principe de précaution. Des études académiques utilisant d’autres modèles, comme le développement cellulaire en laboratoire ou les poissons zèbres, aboutissent à la même conclusion. Enfin, deux autres publications importantes : la méta-analyse épidémiologique de 2019, qui reprend toute la littérature et les statistiques sur les populations d’agriculteurs exposés au glyphosate et établit un risque augmenté de 40 % de développer le lymphome non hodgkinien, et une analyse groupée de la plus grande cohorte internationale d’agriculteurs - plus de 3 millions d’individus suivis –, qui montre un risque augmenté de 36 % pour le type de lymphome non hodgkinien le plus courant. Ces données ne font que renforcer les niveaux de preuve du caractère cancérogène du glyphosate pour la population humaine que le CIRC avait déjà pointé en 2015.
Le risque de cancer est-il le seul problème posé par l’utilisation de glyphosate ?
Non, le débat se cristallise là-dessus car, au niveau européen, un classement du glyphosate dans la catégorie des substances cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction – ce que l’on appelle les « CMR » – ou sa classification comme perturbateur endocrinien entraînerait une interdiction du produit sur le marché. Mais se focaliser là-dessus occulte les autres effets du glyphosate, qui sont très graves également.
La littérature scientifique est convergente sur le fait que c’est un perturbateur endocrinien, c’est-à-dire qu’il a des effets sur la fertilité et la formation du fœtus. C’est aussi un produit neurotoxique, c’est-à-dire qu’il endommage le système nerveux. Et c’est une substance néfaste pour notre microbiote : l’herbicide étant un antibiotique, il attaque nos bactéries intestinales. Ce déséquilibre dans l’organisme peut rendre les gens plus vulnérables à différentes maladies métaboliques comme l’obésité, le diabète, ou encore la stéatose [accumulation de graisses dans le foie – nldr].
Le glyphosate est en outre néfaste pour les écosystèmes : il appauvrit les sols ; il pollue l’eau, ce qui entraîne une toxicité chez les poissons ; il pollue l’air, ce qui peut être toxique pour les abeilles… De nombreuses études scientifiques ont été produites sur ces impacts ; ces données, comme celles sur le microbiote, ont été complètement marginalisées dans l’évaluation faite par l’Efsa.
Enfin, au-delà du glyphosate, les coformulants qui accompagnent la molécule dans le produit qui est vendu sur le marché aggravent sa nocivité. C’est ainsi que le Roundup se révèle plus toxique que le seul glyphosate.Pourquoi l’évaluation de l’Efsa ne tient-elle pas compte d’une grande partie de la littérature scientifique ?
L’Efsa peut choisir le corpus qu’elle veut, selon la pertinence et le « poids de la preuve ». Elle privilégie les expérimentations qui respectent ce que l’on appelle les « bonnes pratiques de laboratoire », c’est-à-dire les protocoles de toxicologie traditionnels établis dans les années 1970. Ceux-ci ignorent tout un tas d’aspects, notamment ce qui touche au microbiote et à l’épigénétique.
Les industriels peuvent appliquer facilement ces protocoles, tandis qu’une grande partie de la recherche académique ne le fait plus car cela n’apporte rien aux qualités des études revues par les pairs. Donc l’Efsa écarte énormément de résultats scientifiques et retient les dossiers montés par les industriels eux-mêmes, qui fournissent leurs propres séries de manipulations en laboratoire.
Cette ignorance dépasse l’entendement. Mais si nous, chercheurs, mettions de côté 90 % de la littérature scientifique dans une étude, nous ne pourrions pas publier ! Une réautorisation du glyphosate en Europe sur la base des avis de l’Efsa et de l’ECHA [l’agence européenne des produits chimiques qui classe les cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques – ndlr] ne serait pas une décision basée sur la science. L’évaluation faite par ces agences européennes ne correspond à aucun canon scientifique, et pour la biologiste que je suis, ce processus est une truanderie.
Car aux côtés de l’Efsa, l’ECHA fonctionne de la même façon : elle choisit ses études et retient principalement les dossiers présentés par les industriels. Elle a conclu que le glyphosate n’était ni cancérogène, ni perturbateur endocrinien, ni reprotoxique.
Si les évaluations de l’Efsa et de l’ECHA reposaient sur la science, le glyphosate serait interdit depuis des décennies. Le combat n’est pas là, en réalité. Il est du côté des intérêts économiques et politiques.
Des substances ont fini par être interdites après quinze ans d’utilisation, sur la base des mêmes dossiers réglementaires qui justifiaient leur utilisation. Elles ont fini par être été classées CMR lorsque le marché économique l’a permis. C’est ainsi que l’isopyrazam, un fongicide [produit qui s’attaque aux champignons – ndlr], a été classé comme reprotoxique et interdit en 2022, sans que de nouvelles données aient été apportées à son sujet. Simplement, il n’y avait plus aucun produit contenant cette molécule sur le marché. Un produit est généralement interdit quand son intérêt agronomique a disparu ou quand la profession agricole lui a trouvé un substitut.
Malheureusement, le cas du glyphosate illustre au plus haut degré que les preuves en biologie ne servent à rien pour protéger le vivant, elles ne pèsent pas sur les réglementations ni sur les décisions. Cela m’amène, aujourd’hui, à orienter mes recherches vers l’effacement de la connaissance scientifique au cours des processus d’évaluation par les agences réglementaires. Cet effacement est d’autant plus déplorable que les scientifiques comme moi sommes agents de l’État, autrement dit c’est du gâchis d’argent public et c’est un échec criant de la démocratie sanitaire.
Le gouvernement français, cependant, n’est pas obligé de suivre l’avis de l’Efsa… Et même si une majorité se dégage au Conseil européen en faveur d’une réautorisation, un État membre peut interdire le glyphosate sur son sol. C’est ce que prévoit de faire la coalition au pouvoir en Allemagne.
Si le gouvernement français était favorable à une sortie du glyphosate, s’il voulait prendre en compte la science, nous l’aurions vu. Les plans Ecophyto n’ont pas abouti à une réduction significative de l’utilisation de pesticides. La science est sous ses yeux, pourtant. L’Inrae dont je dépends a réalisé, dès 2017, un scénario d’agriculture sans glyphosate. Il a fait le travail. De la même manière que la culture de betteraves sucrières peut se passer des néonicotinoïdes, il y a des alternatives au glyphosate. La proposition de la Commission européenne de rembrayer sur une autorisation, qui plus est sur dix ans, montre que c’est l’économie qui prime.
L’Efsa n’est-elle qu’une caution pour légitimer des pratiques toxiques sur le sol européen ?
Ce serait pire si l’Efsa n’existait pas. Mais il faudrait qu’elle remplisse son rôle, avec de réelles expertises indépendantes et scientifiquement fondées. La base serait que les tests d’innocuité ne soient plus faits par les industriels mais par des laboratoires indépendants, et que ceux-ci fassent les manipulations expérimentales. Actuellement, ce sont les industriels qui font eux-mêmes les manipulations à partir de leurs propres données. Les résultats, non vérifiables car confidentiels, peuvent être truqués. C’est ce qu’a montré le chercheur Christopher Portier, qui a témoigné dans des procès aux États-Unis. En 2020, reprenant les études réglementaires faites par les industriels sur des rongeurs, il a montré que le glyphosate était effectivement cancérogène chez ces animaux.
Les industriels tournent l’interprétation des données dans le sens qu’ils veulent de façon complètement opaque. On peut même voir dans les dossiers des chiffres ou des conclusions grossièrement modifiés. C’est d’une médiocrité inentendable scientifiquement et inacceptable pour la société, qui attend protection des agences sanitaires. Il est choquant de voir que les rapporteurs de l’Efsa et de l’ECHA ne font pas le travail qu’a fait Christopher Portier.
L’Efsa et l’ECHA me donnent l’impression de nous jouer un numéro de claquettes ou de prestidigitation. On fait semblant de faire des expertises scientifiques pour, au bout du compte, autoriser un produit sur des critères politico-financiers.